On pourrait procurer un vaccin contre la COVID-19 à l’ensemble de la population de la planète pour 0,59 % de ce que la pandémie coûtera à l’économie mondiale. Du moins, c’est ce que calcule l’organisme Oxfam, en se basant sur les projections économiques du Fonds monétaire international (12 000 milliards de pertes pour 2020-2021) et leurs propres évaluations du coût de la recherche, la production et la distribution du vaccin (70,6 milliards).

Compte tenu des pertes économiques qui pourraient continuer à s’accumuler pour les années à venir si l’on ne vient pas à bout de la COVID-19 le plus rapidement possible, le chemin à prendre est clair. Il faut que les équipes scientifiques de tous les pays puissent partager leurs avancées afin d’accélérer la production de vaccins, et pouvoir répliquer les formules gagnantes le plus librement possible, à la plus grande échelle possible. Ça devrait tomber sous le sens. Sauf que ce n’est pas le cas. Il s’avère que les grandes compagnies pharmaceutiques sont prêtes à mettre en danger non seulement un nombre incalculable de vies humaines, mais aussi la reprise économique du monde entier — pour protéger leurs profits.

Dès le mois de mars, les géants de l’industrie pharmaceutique avaient dénigré une proposition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) visant à créer un réseau volontaire de partage d’information, incluant les données sur les études cliniques et les brevets. Albert Bourla, le p.-d.g. de Pfizer, avait qualifié de « non-sens » l’initiative, en rappelant les risques financiers que prend son entreprise. Pascal Soriot, p.-d.g. de AstraZeneca, avait quant à lui déclaré que la propriété intellectuelle était un élément fondamental de l’industrie, sans laquelle il n’y aurait « essentiellement aucun incitatif à innover ». Remercions M. Soriot d’avoir fait œuvre de pédagogie dans ce moment de candeur, en affirmant en termes clairs que la préoccupation pour la santé publique mondiale ne constitue pas une motivation substantielle pour ses pairs.

Le 16 octobre dernier, l’Inde et l’Afrique du Sud, appuyés par plusieurs pays à revenus faibles et intermédiaires, sont revenus à la charge en proposant que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) autorise une dérogation temporaire du traité mondial qui régit les droits de propriété intellectuelle relatifs aux technologies médicales. De manière prévisible, les pays riches qui ont une industrie pharmaceutique plus importante ont refusé de se prononcer sur la proposition, dont l’examen est désormais reporté. On s’oppose ainsi à une meilleure distribution des ressources, tout en évitant les déclarations publiques dont l’Histoire aurait à rougir. L’égoïste intelligent sait comment louvoyer.

Devant cette fermeture de l’industrie pharmaceutique comme des pays les mieux nantis, on se retrouve en novembre avec une situation profondément inquiétante pour la santé mondiale comme pour la reprise économique. Le Canada, les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Japon et la Nouvelle-Zélande ont déjà accaparé l’immense majorité des doses que Pfizer prévoit de produire d’ici fin 2021. Le reste de la planète devra se partager le quart restant des doses. Les mêmes pays sont en voie de s’arroger une proportion similaire des doses fabriquées par Moderna, qui a développé l’autre vaccin offrant les meilleurs résultats aux tests cliniques jusqu’ici.

Pour l’instant, le Canada s’avère être le champion mondial de cette course à la thésaurisation. Ottawa a ainsi réservé 358 millions de doses vaccinales jusqu’à présent soit 9,5 doses par habitant. C’est exagéré ? Ça nuit aux pays du Sud ? Certes. Mais ce ne sont pas ces êtres humains qui voteront aux prochaines élections ou qui détermineront si le gouvernement a agi pour le mieux dans la gestion de la crise sanitaire.

Devant les accusations de nuire à la santé mondiale, le gouvernement canadien se défend. On parle de la contribution financière du pays à COVAX, une initiative de l’OMS pour la démocratisation de l’accès au vaccin. On ne ferme pas la porte non plus à l’idée de redistribuer les doses qu’on n’utilisera sans doute pas. Mais on ne s’engage pas non plus à le faire pour l’instant.

On se vantera probablement plus fort, dans les prochains mois, des efforts de charité du Canada et de ses alliés pour distribuer des doses dans les pays moins fortunés. On oubliera sûrement de mentionner que la rareté des vaccins ainsi que leurs prix inaccessibles pour plusieurs gouvernements auront été créés artificiellement par une industrie pharmaceutique motivée par le profit et le profit seul, appuyée des puissances mondiales qui auront refusé de les affronter.

Selon plusieurs projections, ces « bonnes œuvres » du Nord « bienveillant » risquent de faire durer la crise de la COVID-19 jusqu’en 2024, au moins. Qui plus est, la difficulté d’accès à la vaccination dans les pays du Sud risque de compliquer la réouverture des frontières, et donc la reprise économique mondiale. Il appert donc que l’égoïsme et l’électoralisme de nos dirigeants pourraient non seulement nuire au reste de l’humanité, mais aussi à nous-mêmes.

On pourrait procurer un vaccin contre la COVID-19 à l’ensemble de la population de la planète pour 0,59 % de ce que la pandémie coûtera à l’économie mondiale, donc. Mais on ne le fera pas. On a vu, avec la pénurie de masques et autres équipements de protection individuelle au printemps, à quel point les gouvernements nationaux étaient enclins à revenir dans la logique du chacun pour soi, quitte à se saboter les uns les autres. Rien n’indique, pour le moment, que le bien de l’humanité, ni même le bien de l’économie, supplanteront les préoccupations politiques nationales maintenant qu’il est question de se sortir de cette satanée pandémie.

À défaut de travailler ensemble, on coulera ensemble. Ou, du moins, on pataugera ensemble dans le marasme plus longtemps, en laissant derrière encore plus de précieuses vies humaines.

Par Emilie Nicolas : Le Devoir : 19-11-2020