Il va sans dire que le problème de l’indigence est un fait inhérent à la tragédie de la condition humaine. Mais en tant qu’objet d’étude de la philosophie politique, c’est depuis peu que l’inégalité et la pauvreté dans le monde cons­tituent une des questions les plus fondamentales de l’éthique des relations internationales. À cet égard, la parution du célèbre article de Peter Singer, « Famine, Affluence and Morality  », en 1972, marque certainement une date importante dans le corpus universitaire puisque ce texte, peu importe que l’on en partage ou non les paramètres utilitaristes, fut un des premiers à conceptualiser en termes philosophiques le problème de la pauvreté à l’échelle internationale. Depuis lors, de nombreux philosophes se sont penchés sur la question en apportant une contribution essentielle[2]. Qui plus est, la réflexion se poursuit et se veut de plus en plus ouverte au dialogue pluridisciplinaire qui comprend non seulement les sciences politiques mais aussi l’économie, notamment en raison de l’influence qu’a eue en philosophie l’oeuvre d’Amartya Sen[3] portant sur la pauvreté et le développement. La mobilisation intellectuelle d’une nouvelle génération de philosophes, la nombreuse littérature consacrée à ce domaine de réflexion aujourd’hui et, par conséquent, la consolidation d’un champ de recherche en éthique internationale relativement autonome en philosophie politique ne sont pas un simple effet de mode. Elles témoignent à leur façon que, dans la constellation des recherches universitaires, les temps changent.

Le problème de l’indigence suscite, à notre époque, des questions et des intuitions intimement liées à la transformation que subit l’ordre internatio­nal depuis une trentaine d’années marquées par le phénomène de la mondia­lisation. À la lumière des caractéristiques empiriques qui façonnent la structure de base conditionnant les interactions entre les États, d’aucuns affirment que cette ana­lyse descriptive appelle également une refonte des prescriptions normatives qui devraient gouverner notre compréhension des obligations internationales au sujet du problème de l’inégalité et de la pauvreté. Dans le cadre de cet article, j’aimerais explorer cette dernière hypothèse à la lumière d’une étude de cas, soit la pandémie du VIH-SIDA en Afrique subsaharienne qui illustre, de manière exacerbée, l’inégalité abyssale entre l’opulence des uns et l’indigence des autres (section I). Quelles sont donc les questions et les intuitions suscitées par cette tragédie largement médiatisée? Je tenterai d’arguer que le malaise moral perceptible au sein des populations les mieux nanties de ce monde dépasse la simple commisération et lève le voile sur le sentiment diffus, mais néanmoins justifié, d’une certaine responsabilité collective face à la vulnérabilité extrême des populations africaines aux prises avec la pandémie. À cet égard, un bref rappel de la distinction classique entre les catégories de la justice et de la charité nous permettra de mieux comprendre pourquoi la reconnaissance des besoins de santé doit faire partie intégrante des réquisits d’une théorie de la justice (section II). Mais nous est-il possible de défendre une extension des principes de justice à l’échelle globale? Une telle entreprise doit d’abord faire la preuve que les conditions structurelles de la mondialisation produisent effectivement des iniquités, soit des inégalités proprement injustes. Je tenterai de démontrer, à l’encontre de certaines thèses réductrices au sujet de la pauvreté, qu’il existe une co-dépendance entre les conditions internes et externes de la croissance économique et de l’émancipation politique auxquelles aucun acteur international ne peut plus échapper (section III). Donc, la thèse soutenue dans le présent article s’inscrit d’emblée dans le paradigme conceptuel développé par Thomas Pogge en éthique internationale. La force innovatrice de ce paradigme réside dans l’affirmation d’une responsabilité causale collective dans la genèse et la perpétuation d’un schème institutionnel injuste. Mais l’ori­ginalité distincte de notre contribution consiste à démontrer plus précisément en quoi le phénomène de la mondialisation transforme l’ordre international en un schème d’interaction sociale caractérisé par les conditions structurelles de la domination, telles que Philip Pettit[4] les a décrites dans un tout autre contexte de réflexion (section IV). Si cette analyse descriptive de l’ordre mondial est valide, il s’ensuit que la communauté internationale partage une responsabilité collective dans la genèse des inégalités injustes qui exposent certaines populations à un état de vulnérabilité extrême. D’où suivrait la pertinence d’une défense normative des obligations internationales de justice globale face à la pandémie du VIH-SIDA.

II. La pandémie du VIH/SIDA en Afrique sub-saharienne

Il convient de rappeler quelques données afin de bien mesurer l’ampleur du désastre. Il ne s’agit pas ici d’en appeler aux émotions, mais bien d’attester, le plus lucidement possible, de la réalité qui afflige des millions de nos contemporains. Chaque jour cinq mille cinq cents personnes, adultes et enfants, meurent du sida sur le continent africain (deux millions en sont décédées durant l’année 2005). Selon le plus récent rapport publié par l’ONUSIDA en mai 2006[5], 64% des personnes infectées par le VIH dans le monde (soit 24,5 millions de personnes sur 38 millions) résident en Afrique subsaharienne, une région qui ne compte pourtant que pour 10 % de la population mondiale (et où l’espérance de vie moyenne n’excède pas 49 ans). Ce qui signifie que dans certains pays les plus touchés, comme au Swaziland, près d’un tiers de la popu­lation active est décimée par cette maladie. Les conséquences démographiques et sociales de la pandémie sont désastreuses, comme en témoigne le phénomène vertigineux des orphelins du sida. On en dénombre aujourd’hui 12,3 millions (dont l’un ou les deux parents sont morts après avoir contracté le virus) et les estimations indiquent que cette population d’orphelins ne cessera d’augmenter au cours de la prochaine décennie.

À cela s’ajoutent évidemment les répercussions économiques négatives de la pandémie qui affaiblissent encore davantage ces pays vulnérables. Bien que les économistes ne s’entendent pas sur les chiffres, les données recensées durant l’année 2000 indiquent que le taux de croissance économique de la région a chuté de 2 à 4 % en raison de la maladie[6]. Le rapport le plus récent à ce jour, établi conjointement par des économistes de la Banque mondiale et de l’Université de Heidelberg[7], laisse présager un tableau encore plus sombre. Ce rapport tient compte des conséquences économiques directes du sida qui pèseront pendant plusieurs générations sur les possibilités de développement durable de ces pays. Assurément, le fait qu’une si vaste portion des malades décédés du sida touche la population active des jeunes adultes menace dangereusement le capital humain nécessaire pour maintenir en place les infrastructures de base ainsi que pour assurer le transfert des compétences. Dans certaines régions du Zimbabwe, par exemple, 19 % des enseignants et 29 % des enseignantes sont séropositifs, ce qui s’avère particu­lièrement catastrophique pour les écoles rurales qui perdent leur unique instituteur ou institutrice[8]. En Afrique du Sud, on observe que le système téléphonique est en train de s’éroder à cause du manque de personnel qualifié[9]. On doit également craindre que le fardeau de la survie économique des pays les plus touchés retombe sur les épaules des enfants du sida. On prévoit de plus une économie primaire essentiellement dépendante de l’agriculture, un ralentissement significatif dans le progrès de l’éducation, et une augmentation du travail des enfants pour plusieurs générations à venir.

Or ces pays criblés de dettes, représentant les laissés pour compte de la mondialisation économique (l’Afrique subsaharienne n’a bénéficié que de 0.4 % du total des capitaux d’investissements étrangers pour l’année 2000), n’ont pas les moyens de garantir les traitements médicaux adéquats pour résorber une situation qui, selon toutes prévisions, est vouée à dégénérer au cours des prochaines années. Inutile de rappeler que les populations africaines comptent parmi celles dont le niveau de pauvreté est inférieur au seuil de pauvreté extrême fixé par la Banque mondiale, soit en deçà de un dollar US par jour. Pour ce qui est des ressources économiques publiques, on estimait qu’en 2001 les gou­ver­nements de ces pays dépensaient par année, en moyenne, moins de dix dollars par habitant pour financer leur système de santé publique, alors que les coûts des traitements médicaux directement reliés au sida, sans même tenir compte des coûts reliés aux thérapies antirétrovirales, s’élevaient à trente dollars par habitant. Au cours de cette même année, seize gouvernements africains ont consacré plus d’argent au remboursement de leurs dettes qu’à leur système de santé.

Au printemps 2001, à Pretoria, un consortium de trente-neuf firmes pharmaceutiques a intenté un procès contre le gouvernement de l’Afrique du Sud qui avait promulgué, en 1997, une loi permettant l’importation parallèle des médicaments anti-rétroviraux à meilleur marché et la production des médicaments génériques. La poursuite judiciaire fut finalement abandonnée par les Goliath, en partie à la suite des pressions de l’opinion publique internationale et peut-être aussi en partie pour éviter de créer un dangereux précédent juridique fondé sur la clause d’urgence (article 31 des Accords sur les droits de propriété intellectuelle et commerciale de l’OMC) qui serait allé à l’encontre des intérêts économiques des firmes pharmaceutiques. Il faut cependant ajouter que, dans la foulée de cette controverse juridique très médiatisée et grâce aux efforts concertés des ONG (Médecins sans frontières et Treatment Action Campaign en particulier), des associations communautaires locales et de l’ONUSIDA, certains pays africains purent se procurer des médicaments génériques à prix plus abordables produits par d’autres pays dits en voie de développement dont, principalement, l’Inde et le Brésil. Certains ont applaudi une nouvelle forme de solidarité Sud-Sud à cette occasion. Mais cette entente était assortie d’une clause crépusculaire et, conformément à la date projetée en 2005, le gouvernement de l’Inde a décidé de se soumettre au plein régime des droits de propriété de l’OMC. L’Inde, en tant que l’un des plus importants producteurs pharmaceutiques du monde, mettait ainsi fin à sa participation à une distribution parallèle des médicaments génériques qui bénéficiait principalement aux pays les plus démunis.

En dépit de quelques exemples isolés, tels que le Kenya et le Zimbabwe, où l’épidémie semble connaître un certain recul[10], la situation générale du sida en Afrique n’en demeure pas moins désespérante. Bien que l’aide financière des pays occidentaux et de la communauté internationale ait augmenté de manière significative ces dernières années (les contributions s’élevant à 8,3 milliards de dollars aujourd’hui), elle ne correspond pourtant pas au besoin réel de fournir 15 milliards cette année (18 milliards en 2007 et 22 milliards en 2008) en vue de financer des programmes minimalement efficients de prévention et d’intervention[11].

Les causes du problème complexe du sida en Afrique sont certes multi­factorielles, et les solutions envisageables ne dépendent pas exclusivement de l’aide financière extérieure. Le constat d’échec qui afflige à la fois les populations des pays touchés et les intervenants de la communauté internationale qui oeuvrent sur le terrain porte sur une foule de questions allant du manque de ressources (financières, biomédicales, technologiques et humaines) pour assurer le succès des programmes de lutte contre le sida, à la défectuosité même de la conception de ces programmes se répercutant dans leur implémentation inefficace, en passant par les obstacles culturels à surmonter dans certains cas, voire l’incapacité des gouvernements locaux à bien absorber et à gérer l’aide extérieure. Mais il n’empêche que la démobilisation de la communauté internationale doit être dénoncée en premier lieu, car elle signale un grave enjeu éthique à la vue de ces données statistiques, aussi déshumanisantes soient-elles lorsqu’on cumule simplement les chiffres, mais dont la signification réelle en termes de souffrances coupe le souffle.

L’étude de la pandémie du VIH-SIDA en Afrique subsaharienne est une étude de cas fascinante à plusieurs égards. D’abord parce qu’elle illustre de manière saisissante l’inégalité flagrante entre l’opulence des uns et l’indigence des autres. Inégalité abyssale qui ne cesse de se creuser dans le contexte de la mondialisation et qui cimente le tracé géographique de frontières économiques et sanitaires de plus en plus étanches entre les régions prospères et les régions démunies. Bien entendu, le sida fait des ravages partout dans le monde, là où existent des poches de pauvreté qui disloquent le fragile tissu social des pays vulnérables. Il faudra évidemment suivre de près la progression inquiétante du VIH-SIDA en Inde et en Chine, qui présentent des situations potentiellement explosives non seulement sur la base des données épidémiologiques, mais également sur la base de leur situation économique. Toutefois, le fait que la pandémie la plus importante et la plus dévastatrice de notre époque soit si nettement localisée sur le continent africain demeure un fait consternant et révélateur. À tel point que l’expression de l’auteur Hubert Prolongeau, qui parle d’une mort africaine, ne peut manquer de laisser une impression indélébile dans nos esprits [12].

II. Les obligations morales de la communauté internationale face à la pandémie: justice ou charité?

Le cas de l’Afrique est profondément troublant en ce qu’il suscite des intui­tions morales ambivalentes au sein des populations aisées de ce monde. En quoi consistent précisément la nature et la portée des obligations morales de la communauté internationale, et en particulier des pays riches de l’OCDE, face à la pandémie du VIH-SIDA? Relèvent-elles de principes de justice ou de principes de charité? La distinction conceptuelle entre ces deux catégories de devoirs a des conséquences significatives tant sur le plan de la justi­fication normative que celui de la mobilisation politique des actions individuelles et collectives. Dans sa version la plus classique, la compréhension kantienne des devoirs de droit et des devoirs de vertu a profondément influencé la distinction libérale entre les catégories de la justice et de la bienfaisance[13]. Les devoirs de droit correspondent à un principe de non-interférence dans la vie d’autrui. Ce principe se fonde sur le respect de la liberté individuelle nous prescrivant des devoirs essentiellement négatifs. Dans la tradition libérale, l’ensemble de ces devoirs circonscrit la sphère de la justice en ce qu’il dicte des obligations strictes, inconditionnelles, qui s’accompagnent de la contrainte extérieure des institutions légales, et il se conforme à une relation de réciprocité juridique entre droit et devoir corrélatifs. Tandis que les devoirs d’entraide et de bienfaisance, selon le libéralisme classique, relèvent de la seconde catégorie, à savoir, celle des devoirs de vertu. Ces derniers sont considérés, par contraste, comme des obligations imparfaites au sens où, bien qu’elles renvoient à des impératifs moraux, elles sont conditionnelles à la capacité des agents de les satisfaire. Qui plus est, les devoirs de vertu se caractérisent souvent par une relation de corrélation symétrique imparfaite entre les agents moraux; puisqu’on ne peut pas toujours identifier clairement « qui doit quoi à qui  » ces devoirs ne correspondent souvent à aucun droit corrélatif. Dans leur acception la plus familière, les principes de charité impliquent un devoir positif d’intervention dans la vie d’autrui et, le plus souvent, un transfert de ressources qui dépend de la marge discrétionnaire des agents moraux. Ces devoirs échappent donc à la contrainte institutionnelle à titre d’obligations surérogatoires.

L’évolution contemporaine des théories libérales de la justice domestique a de plus en plus remis en cause cette dichotomie réductrice entre la sphère du droit et celle de la vertu, de même que la pertinence d’une distinction hiérarchique entre les droits négatifs et positifs qui, aveugle à leur nécessaire complémentarité, engendre des incohérences aussi bien philosophiques que politiques. De sorte que, si elle ne veut pas être purement rhétorique, la protection de certains droits négatifs constitutifs, tels que le droit à la vie, doit nécessairement entraîner, selon des conceptions libérales plus social-démocrates, la protection institutionnelle. C’est-à-dire qu’elle doit être garantie par des structures étatiques coercitives et un ensemble de droits positifs tels que, par exemple, le droit, accessible à tous, de bénéficier de certains soins de santé fondamentaux.

Pour des raisons évidentes, je tiendrai pour acquis que l’intégration de préoccupations relatives aux besoins fondamentaux de santé dans le cadre d’une théorie libérale de la justice domestique constitue une question moins contro­versée que celle de l’intégration des soins de santé dans une théorie globale de la justice et des droits fondamentaux. Parmi les conceptions libérales de la justice domestique, les travaux de Norman Daniels [14] apportent, à mes yeux, la défense la plus robuste d’une intégration du droit à des soins de santé parmi les réquisits fondamentaux de la justice et des institutions sociales que ceux-ci requièrent. L’interprétation exhaustive du paradigme rawlsien de la justice distributive que nous propose Daniels nous permet de mieux comprendre pourquoi l’accès universel aux soins de santé dérive, non pas du premier principe des libertés égales, mais des exigences du principe de différence, qui comprend la condition initiale de l’égalité des chances. Cette condition sine qua non se porte garante du caractère légitime des inégalités pouvant être tolérées au sein d’une société juste.

L’approche des capacités développée par Amartya Sen souhaite se démarquer du cadre rawlsien en affirmant que l’accès équitable aux ressources et aux biens premiers (à quoi d’une certaine façon, la théorie rawlsienne de la justice se limite) ne suffit pas à garantir que les individus possèdent, dans les faits, et non seulement à titre de droits purement formels, les capacités fondamentales pour convertir ces ressources en réalisations effectives (functionnings). De ce point de vue, une société juste doit certainement satisfaire les besoins de santé fondamentaux des individus afin qu’ils puissent développer leurs capacités au mieux de leur potentiel. L’approche de Sen constitue ainsi une approche plus multidimensionnelle, contextualiste et différenciée de l’éga­lité des moyens. Par souci d’économie, je n’aborderai pas les enjeux philosophiques de ce débat entre Daniels et Sen, mais ces brèves indications suggèrent néanmoins que l’intégration des soins de santé parmi les principes de base d’une société juste s’appuie sur des arguments peu contestables.

Toutefois, en ce qui a trait à la reconnaissance des soins de santé dans l’élaboration d’une théorie substantielle de la justice globale, je souhaite surtout souligner l’apport incontournable des travaux de Henry Shue au sujet des droits de subsistance[15]. Selon Shue, la satisfaction des besoins de subsis­tance, qui sont définis comme des besoins essentiellement matériels, cons­titue la condition sine qua non de la possibilité même d’exercer son autonomie en tant qu’agent moral et de jouir des libertés fondamentales. Car il va sans dire que dans des conditions d’indigence et de morbidité extrêmes, le discours des libertés individuelles et des droits de l’homme devient purement rhétorique et laisse planer le doute sur la pertinence réelle des théories normatives de la justice. Sous cet angle, l’approche des droits de subsistance en tant que précondition matérielle à l’autonomie morale se distingue aussi de la conception rawlsienne de l’accès équitable aux ressources en ce qu’elle se préoccupe moins de dresser la liste des biens premiers que de voir à ce que les conditions initiales pour accéder à ces biens soient satisfaites.

Pour mon propos, l’attrait principal d’une théorie des droits de subsistance réside dans son caractère universalisable dans le cadre d’une théorie de la justice globale. En effet, selon l’interprétation que j’en propose, on pourrait restreindre, dans un premier temps, le niveau primaire d’un ensemble de droits fondamentaux universels aux droits de subsistance. Ceux-ci pourraient être définis négativement par les critères de l’indigence et de la morbidité extrêmes rendant tout individu incapable d’exercer une autonomie minimale en tant qu’agent moral. Or il semble qu’une telle restriction pourrait cons­ti­tuer la base d’un consensus par recoupement à l’échelle internationale.

Une des idées maîtresses du legs de John Rawls est celle du pluralisme axiologique; celui-ci est exacerbé sur le plan des relations internationales et, bien que je ne croie pas qu’il s’agisse d’un problème insoluble, il faut néanmoins admettre qu’un des défis majeurs d’une approche pragmatique de la justice globale qui se veut plausible consiste à composer avec cette donnée incontournable. Par conséquent, une stratégie efficace de persuasion morale en vue de mobiliser la coopération internationale est de construire les exigences de la justice étape par étape en misant d’abord sur un ensemble de réquisits fondamentaux dont la portée universelle n’est pas controversée. Or la satisfaction universelle des besoins de subsistance, tels qu’ils peuvent être empiriquement définis, est une exigence minimale de justice globale dont la neutralité axiologique me paraît moins discutable que la définition des biens premiers telle que Rawls l’a proposée dans le cadre d’une théorie libérale et occidentale de la justice domestique.

De plus, la perspective des besoins de subsistance apporte une réponse plus concrète à l’objection percutante soulevant le problème du seuil à partir duquel on peut délimiter la portée des responsabilités internationales d’entraide. Au problème du seuil indéterminé et indéfinissable (open-ended) des obligations internationales dont le flou conceptuel s’avère préjudiciable lorsqu’il s’agit de guider l’action politique, le critère des besoins de subsistance offre en guise de réponse un premier palier identifiable qui fonctionne négativement: on sait quand un individu ou un groupe d’individus souffre d’indigence et de morbidité extrêmes grâce à des indices de santé objectivement mesurables comme la faim, la soif, la maladie et la mortalité évitables. À ce premier palier de besoins peuvent et doivent s’ajouter d’autres strates de biens premiers, de droits fondamentaux et de libertés individuelles qui font partie intégrante de la sphère de la justice globale. Mais puisque, actuellement, le seuil minimal de subsistance n’est même pas garanti, une approche pragmatique en éthique internationale peut se limiter, à cette première étape, à la défense normative des conditions primaires de justice globale.

Le malaise moral suscité par la pandémie du VIH-SIDA nous renvoie au coeur de la distinction, d’autant plus exacerbée à l’échelle internationale, entre la sphère de la justice et celle de la charité. Mais, en vérité, y a-t-il lieu d’identifier une tension quelconque si nos intuitions morales spontanées tendent du côté de la compassion bienfaisante? En effet, bien que l’on puisse sincèrement déplorer les conséquences tragiques de l’inégalité, celle-ci est admise comme un fait incontournable de la condition humaine avec laquelle les institutions politiques de chaque société domestique doivent composer tant bien que mal pour en réglementer les causes ainsi que les effets dans les limites convenues en leur sein. Autrement dit, selon un cadre libéral auquel la plupart des pays occidentaux souscrivent, toutes les inégalités ne sont pas à proscrire. Seules les inégalités qui sont considérées non nécessaires, évitables, non équi­tables et par conséquent injustes constituent en propre des iniquités (pour emprunter la définition usuelle de l’OMS telle qu’établie par M. Whitehead), et doivent faire l’objet d’une réflexion éthique et politique sur la justice. Selon la definition de M. Whitehead:

The term of « inequity  » has a moral and ethical dimension. It refers to differences which are unnecessary and avoidable but, in addition, are also consi­dered unfair and unjust. So, in order to describe a certain situation as inequitable, the cause has to be examined and judged to be unfair in the context of what is going on in the rest of society[16].

Or il n’apparaît pas évident que les inégalités à l’échelle mondiale doivent être considérées comme des iniquités à éliminer puisqu’il semble contre-intuitif d’affirmer que les relations internationales constituent une sphère de justice comme telle, fondée sur un contrat social et un ethos universels, gouvernée par des institutions communes.

D’autre part, sommes-nous véritablement, en tant que citoyens occidentaux, moralement responsables du sort de nos semblables sur le continent africain? Nos réactions morales de compassion et d’empathie sont certainement saines et indiquent que le sort de nos semblables aux prises avec une catastrophe épidémiologique aussi surprenante et incontrôlable qu’un désastre naturel ne nous est pas moralement indifférent. Personne ne peut souhaiter une telle calamité à ses semblables, et notre perception du monde serait sans doute plus heureuse si nous pouvions, d’un coup de baguette magique, éradiquer ce fléau de la surface de la terre. Mais il n’en demeure pas moins que le sida est une maladie dont la cause première est de nature virale: autrement dit, ce n’est pas notre faute.

Pourtant, un autre point de vue peut également exprimer des intui­tions morales spontanées, plus difficiles à articuler mais néanmoins largement par­tagées, à mon avis, au sein de l’opinion publique. Un des intervenants les plus impliqués dans la lutte contre le sida est sans conteste le médecin américain Paul Farmer[17], rattaché à Harvard mais aussi directeur de la clinique Bon Sauveur à Haïti et co-fondateur de Partners in Health. Lors d’une conférence prononcée en compagnie de Bernard Kouchner[18], Farmer semblait suggérer que la question de notre responsabilité morale se pose, en quelque sorte, en termes de responsabilité générationnelle. Dans le contexte de la présente discussion, il importe d’explorer cette piste. Nous accusons les générations passées d’avoir engendré et maintenu les formes les plus atroces d’esclavage, d’avoir soutenu les institutions les plus dénigrantes de discrimination entre les races et les sexes, lorsque nous condamnons tous ceux qui ont participé activement et passivement par leur indifférence complice au génocide de millions d’innocents. Mais ne devons-nous pas nous juger nous-mêmes aussi sévèrement lorsque nous tolérons, sans broncher, la souffrance de millions de nos contemporains touchés par le sida alors que nous pourrions leur venir en aide? L’analogie implicite que Farmer établit entre notre indifférence coupable face au sida et les autres exemples historiques d’injustice humaine (esclavagisme, apartheid, génocide), qui se démarquent clairement d’autres exemples de contin­gences malheureuses purement accidentelles, est-elle trompeuse ou dit-elle quelque chose de vrai? En d’autres termes, en quoi notre malaise moral face au sida diffère-t-il de la désolation compatissante qui nous frappe lorsque nous sommes témoins d’une catastrophe naturelle telle qu’un tsunami[19] affligeant nos semblables (s’il est vrai que nos réactions morales diffèrent bel et bien entre ces deux cas)? Si la pandémie du sida pouvait être considérée comme une sorte de désastre naturel, on pourrait certainement arguer de façon convaincante que les obligations morales de la communauté internationale relèvent d’un principe de bienfaisance, et, qu’à ce titre, elles échappent à toute contrainte institutionnelle et dépendent de la vertu surérogatoire des pays riches et des firmes pharmaceutiques. Mais ne peut-on arguer, au contraire, que la pandémie du sida sur le contient africain nous révèle plus concrètement en quoi consiste la responsabilité causale de la communauté internationale dans la genèse et la perpétuation des inégalités injustes?

Je veux affirmer ici que les obligations d’entraide de la communauté internationale face à la pandémie du VIH-SIDA relèvent des principes de justice globale et non des principes de charité. Bien que mon propos se limite ici à une défense purement normative, de l’ordre de la justification et de la persuasion morales, il plaide également en faveur d’une mobilisation politique en vue de mettre en place des mécanismes institutionnels plus coercitifs et vraisemblablement plus centralisés quant aux structures internationales qu’il nous faut repenser. Ce dernier volet ne sera pas abordé ici et constitue en soi l’objet d’un vaste programme de recherches extrêmement exigeantes et élaborées dans les domaines de la théorie politique, de l’éthique internationale et des études pluridisciplinaires en matière de développement durable. Cependant, en ce qui a trait à la défense normative de notre thèse, la démonstration philosophique en elle-même demeure un défi tant elle nous force à réexaminer les paramètres conceptuels traditionnels de la théorie politique. J’ai tenté d’arguer dans cette section que la pandémie du VIH-SIDA soulève la question de la responsabilité causale de la communauté internationale, non pas, bien entendu, en regard des causes purement virales de la maladie mais des conditions d’indigence auxquelles des populations entières sont réduites, conditions ayant contri­bué, évidemment, à la propagation exponentielle du VIH sur le continent africain étant donné la pauvreté des systèmes de santé publique. Ces conditions d’existence peuvent se mesurer empiriquement à l’aune des indices objectifs de la privation des moyens de subsistance (la famine, la morbidité, la morta­lité évitables). La perspective des droits de subsistance, qui comprend la reconnaissance des soins de santé, est également, à mes yeux, fondamentale dans la construction d’une théorie de la justice globale pouvant faire l’objet d’un consensus universel.

L’idée d’une responsabilité causale de la communauté internationale renvoie en premier lieu à la notion de vulnérabilité économique et politique qui caractérise l’état de certains pays et populations qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour surmonter des obstacles endémiques à leur développement ou pour venir à bout de catastrophes, aussi accidentelles soient-elles. Toutefois, pour pouvoir affirmer que ces obligations internationales d’entraide relèvent des principes de la justice globale, encore faut-il pouvoir démontrer: 1) que certaines inégalités de ressources (économiques et politiques) à l’échelle internationale sont effectivement des iniquités, par quoi l’on entend des inégalités injustes qui sont produites par des structures institutionnelles coercitives d’interaction sociale auxquelles on ne peut échapper; et 2) que la communauté internationale partage une responsabilité causale dans la genèse et la perpétuation de ces inégalités injustes qui condamnent certaines populations à un état de vulnérabilité extrême.

III. La co-dépendance des conditions internes et externes de la croissance économique et de l’émancipation politique dans le contexte de la globalisation

Sur le plan de la justification normative des responsabilités collectives de la communauté internationale face à l’inégalité et à la pauvreté (dont le niveau de santé est un indicateur probant), il me semble que nous pouvons encore tirer profit du potentiel conceptuel de la fameuse thèse de Charles Beitz[20] au sujet de l’interdépendance, à la condition d’en spécifier les termes. Dans les sections suivantes, je tenterai de montrer qu’il est tout à fait opportun, dans le contexte de la globalisation, de parler d’un schème de coopération sociale reposant sur une structure d’interdépendance, sans possibilité d’exit, et déterminant, par conséquent, une sphère de justice internationale.

Pour préciser d’emblée mon point de départ, je dirai que je me situe tout à fait à l’opposé des analyses de la pauvreté que font John Rawls[21] et David Miller[22]. En bref, tous les deux affirment que la pauvreté a moins à voir avec la quantité des ressources dont un pays dispose qu’avec des causes endogènes telles que l’incompétence du gouvernement à gérer ses ressources, la corruption de ses membres et les facteurs culturels qui entravent le développement économique. Les lecteurs du dernier ouvrage de Rawls se souviendront de cette phrase qui fit couler beaucoup d’encre.

I believe that the causes of the wealth of a people and the forms it takes lie in their political culture and in the religious, philosophical, and moral traditions that support the basic structure of their political and social institutions, as well as in the industriousness and cooperative talents of its members, all supported by their political virtues[23].

Certes, il est tout à fait juste que la corrélation entre la quantité des ressources et le degré de richesse ou de pauvreté n’est pas significative, et la proposition selon laquelle l’inégalité des ressources n’est pas la cause de l’inégalité socioéconomique dans le monde n’est pas, en soi, contestée. Certes, il faut également reconnaître que des causes endogènes jouent un rôle sans doute important dans l’explication de la pauvreté, et, corrélativement, dans l’explication de la richesse qui dépend moins de la quantité des ressources que des moyens d’accumulation du capital. Il est cependant ironique que Rawls cite les travaux de Sen[24] au sujet des famines pour faire valoir que celles-ci sont des catastrophes naturelles dues au manque de ressources, aussi bien que des catastrophes économiques dues à l’incompétence des gouvernements, aux défauts des institutions politiques qui perpétuent les inégalités, et aux vices des régimes non démocratiques peu soucieux du respect des droits de l’homme et de la justice distributive. Bien que la lecture de Rawls soit tout à fait conforme aux analyses de Sen, je doute qu’il soit approprié de ne retenir que cet aspect-là de ses réflexions. Car si on peut, d’une part, affirmer que la pauvreté est en partie la conséquence de structures politiques injustes, l’approche en termes de capacités nous indique, d’autre part, que, dans un contexte d’indigence, il y a peu d’espoir pour une véritable émancipation politique. Je ne pense pas que les propos de Sen doivent être interprétés comme attribuant la responsabilité exclusive de la pauvreté aux gouvernements domestiques. Ils visent plutôt à remette en cause un des postulats classiques du libéralisme fondé sur la séparation de l’économie et du politique, et à montrer que les possibilités de démocratisation dépendent également des possibilités de croissance économique offertes à un pays. Ce qui ne signifie pas qu’un pays pauvre ne puisse être démocratique: l’exemple, fréquemment invoqué par Sen, du Kerala, province socialiste de l’Inde qui, grâce à des institutions sociales et politiques justes et équitables, est parvenu à surmonter certains désavantages naturels, doit empêcher tout paternalisme méprisant de sous-estimer la force d’émancipation qui réside dans les peuples eux-mêmes. Mais il n’en demeure pas moins que le progrès des institutions justes ne peut qu’être entravé par une croissance économiques négative. Lorsque cette dernière est d’ores et déjà conditionnée, non pas par le manque de potentiel interne, l’absence de vertus nationales et le caractère culturel indolent d’un pays, mais par des macrostructures économiques externes dictées par les grands joueurs de la mondialisation économique tels que les pays riches et puissants de l’OCDE, le FMI, et les acteurs économiques et politiques incontournables que sont devenues les corporations multinationales, alors il devient de plus en plus difficile de soutenir la thèse selon laquelle la pauvreté est essentiellement causée par des facteurs endogènes. Sur ce dernier point, l’ouvrage de Joseph Stiglitz[25], qui fut l’économiste en chef de la Banque mondiale, nous offre non seulement une critique robuste (certes partisane en faveur de la Banque mondiale mais néanmoins convaincante) des préceptes économiques du FMI et des consé­quences désastreuses qui en découlent, mais également un point de vue interne et très instructif sur son mode de fonctionnement.

C’est une erreur lourde de conséquences que de réduire l’analyse d’un phénomène aussi complexe et multifactoriel que la pauvreté aux seules causes domestiques. C’est une erreur non seulement sur le plan de l’analyse factuelle mais également sur le plan moral. Car à partir du moment où l’on attribue les causes principales de la pauvreté aux seuls facteurs endogènes, aucune obligation de justice ne peut lier la communauté internationale. Au contraire, on se contentera de prescrire des obligations de bienfaisance charitable que les États seront libres d’interpréter comme ils l’entendent dans leur politique extérieure et en fonction de leur marge discrétionnaire. Cette conséquence est d’autant plus regrettable qu’elle découle d’une analyse factuelle erronée. En effet, Rawls reconduit deux prémisses biaisées soit, en premier lieu, l’idée que les pays peuvent être considérés comme des schèmes de coopération sociale fermés, coupés les uns des autres. En second lieu, il souscrit plus ou moins consciemment à un dogme obsolète de la vieille école réaliste postulant une dichotomie entre la sphère domestique et la sphère internationale. Pourtant, une analyse plus attentive des caractéristiques de la mondialisation économique suffit pour réfuter ces deux prémisses et pour attester de l’interaction devenue aujourd’hui proprement structurelle entre les conditions externes, tributaires du contexte international, et les conditions internes de la sphère domestique. Ce qui manque à la conception rawlsienne de la justice internationale est donc une compréhension plus approfondie des conditions macroéconomiques et institutionnelles qui structurent le contexte international et qui déterminent en retour la gamme des options possibles pour chaque peuple en termes de croissance économique et d’émancipation politique.

En revanche, la thèse défendue ici consiste à affirmer que la gamme d’options et la marge de manoeuvre d’une société à l’interne dépend grandement de sa position de force dans l’arène internationale, c’est-à-dire de son pouvoir économique et du pouvoir politique de négociation qui en découle. Par exemple, le pouvoir économique dont chaque pays dispose face aux autres dans le contexte de la mondialisation économique néolibérale détermine le rapport de pouvoir politique (la capacité de persuader, la force de lobbying, le pouvoir de négocier les conventions internationales à son avantage) entre les pays au sein des institutions telles que le FMI ou l’OMC. Ce n’est qu’en admettant cela (outre les conditions historiques qui ont donné lieu aux institutions de Bretton Woods) que l’on peut expliquer pourquoi les États-Unis sont encore à ce jour le seul pays au monde à pouvoir exercer un droit de veto sur les politiques du FMI. De ce pouvoir de négociation politique dépendront la capacité financière et technologique d’un pays d’exploiter ses ressources internes, de réunir les conditions de possibilité d’accumulation du capital et d’accéder au marché économique mondial en jouant la logique des régiona­lismes. Les effets de cette co-dépendance entre les conditions externes et internes peuvent paraître moins importants aux yeux des citoyens des pays riches de l’OCDE, mais cette perception est tout simplement tributaire de la position de pouvoir dont ces pays jouissent dans l’arène internationale.

IV. Un schème de coopération sociale injuste: domination et vulnérabilité

Une fois confirmée l’hypothèse de la co-dépendance des conditions internes et externes de la croissance économique et de l’émancipation politique dans le contexte de la globalisation, en quoi celle-ci peut-elle militer en faveur d’une extension des obligations internationales de justice? Force nous est de consta­ter que la mondialisation économique a créé un schème de coopération sociale à l’échelle internationale au sens politique du terme, ou une structure de base en termes ralwsiens, (par contraste avec le simple constat d’une interdépendance factuelle, c’est-à-dire l’idée moins précise d’un réseau d’interactions sociales plus ou moins aléatoires et contingentes qui ne seraient pas conditionnées par des conventions institutionnelles déterminantes). On peut définir la notion politique d’un schème de coopération sociale selon trois critères: 1) il existe une structure d’interdépendance entre les États; 2) ce schème repose sur une logique de coûts et de bénéfices mutuels, ce qui n’implique pas, toutefois, que l’interdépendance structurelle repose sur une répartition équi­table des coûts et des bénéfices pour toutes les parties; 3) la participation à ce schème est obligatoire. La participation n’est pas nécessairement volontariste (elle ne l’est certainement pas dans de nombreux cas), mais la soumission de tous à un ensemble de conditions et d’institutions communes caractérise le schème d’interaction sociale issu de la mondialisation économique, et l’on peut donc parler, dans un sens plus ou moins large mais néanmoins opératoire, d’un schème de coopération sociale fondée sur une structure de réciprocité. Il s’agit donc d’un ensemble de conventions sociales et institutionnelles qui prédéterminent les conditions de possibilité de rapports juridiques (dont, notamment, le système international des droits de propriété intellectuelle et commerciale), économiques et politiques entre les acteurs. À cet égard, l’impossibilité pour les membres de pouvoir s’extraire de cet ensemble de règles structurelles sans payer le prix catastrophique de l’exclusion atteste du carac­tère obligatoire de l’adhésion. De ce point de vue, l’autarcie économique d’un État est désormais une illusion obsolète dans le contexte de la mondialisation et peut éventuellement conduire à l’annihilation politique. De sorte que l’on peut affirmer, non sans raison et avec inquiétude, que la mondialisation a produit un schème de coopération sans possibilité d’exit.

Une remarque s’impose ici concernant la distinction entre le schème de coopération sociale issu de la mondialisation et le paradigme de la communauté politique que représente l’État. Il va de soi que l’asymétrie fondamentale entre l’un et l’autre consiste en l’absence ou non d’un gouvernement, c’est-à-dire d’une autorité suprême détenant le monopole de force coercitive. D’aucuns affirment que ce qui distingue l’ordre international de la société domestique est qu’en l’absence d’un gouvernement mondial il ne peut régner aucun état de droit. De toute évidence, cet argument est percutant. Mais il n’indique pas nécessairement que l’on ait tort d’appréhender l’ordre international en termes de schème de coopération sociale; il indique plutôt que l’on aurait tort de vouloir comprendre l’ordre international sous l’angle biaisé de l’analogie domestique. Bien que celle-ci conserve une valeur heuristique dans le champ des études internationales, il y a lieu de bien mesurer les limites de son emploi légitime. Car cette analogie domestique escamote la nature, les condi­tions ainsi que les problèmes distincts de la sphère internationale divisée en communautés politiques séparées. Les questions du droit, de l’ordre et de la stabilité doivent également se poser de manière distincte dans le domaine des relations internationales; par conséquent, l’absence de gouvernement mondial ne signifie pas l’absence d’un système complexe de régulations ni d’un ensemble de mécanismes institutionnels extrêmement élaborés qui se portent garants d’un schème commun de coopération sociale. Au contraire, on parle désormais, à juste titre, de « gouvernance globale  » pour désigner l’existence d’un système de régulation et de sanction qui ne repose pas sur l’existence d’une instance suprême de souveraineté.

S’il est donc vrai que nous participons tous à un schème de coopération sociale à l’échelle internationale, la question des principes de justice globale se pose avec une acuité nouvelle. La raison en est que le schème de coopération sociale issu de la mondialisation économique est marqué par le fer de la domi­nation au sens où Philippe Pettit l’entend: nous sommes soumis à des formes d’interférence et de coercition qui sont insidieuses et arbitraires dans le cadre de relations inégales de pouvoir. Il y aura lieu de rappeler quelques éléments centraux de la notion de domination qui, chez Pettit, se trouve au coeur de sa théorie néorépublicaine. Mais indiquons d’emblée que l’objection principale qui pourrait être élevée contre ma lecture réside dans le fait que les thèses de Pettit sont développées explicitement dans un cadre étatique et que l’auteur n’a jamais envisagé l’extrapolation du concept de domination à l’échelle internationale. Cependant, j’ai précisément essayé de démontrer en quoi les caractéristiques d’un schème de coopération sociale en tant que définition opératoire de la communauté politique peuvent se retrouver aussi dans la sphère internationale, et ce, même en l’absence d’un gouvernement mondial. Dans cette mesure, il semble tout à fait légitime et pertinent d’explorer les implications conceptuelles de la thèse de la domination pour cerner l’essence des inégalités injustes dans les rapports interétatiques.

Selon Pettit, une relation de domination se forme lorsque l’un a la capacité d’interférer dans la liberté d’action d’autrui de telle sorte que la gamme des options disponibles, les gains, les coûts et les conséquences reliés à chacune de ces options sont conditionnés à l’avantage de celui qui exerce le pouvoir de déterminer les contextes de choix et de décision. Ce pouvoir de domination revêt des formes sournoises ou manifestes, mais toujours coercitives, d’interférence arbitraire, par quoi l’on entend que l’agent ne tient aucunement compte des intérêts propres de celui qui sera asservi et s’en remet à sa propre justification pour ce qui est de son emprise et de son empire. Dans le pire des cas, l’agent qui exerce sa domination profite des faiblesses, des besoins ou de l’indigence d’autrui pour délimiter les paramètres du contexte de choix et d’action. Les relations de domination reposent donc fondamentalement sur l’inégalité des pouvoirs de négociation engendrés par l’inégalité des moyens d’excercer la domination. Ceux-ci peuvent être de nature diverse. L’énumération qu’en fait Pettit suggère que, dans le contexte de la mondialisation économique néolibérale, les agents économiques et politiques qui exercent un tel pouvoir de subjugation exercent également un monopole sur tous ces moyens:

The resources in virtue of which one person may have power over another are extraordinarily various: they range over resources of physical strength, technical advantages, financial clout, political authority, social connections, communal standing, informational access, ideological position, cultural légitimation, and the like[26].

Il faut également souligner cet autre aspect distinctif des relations de domi­nation qui consiste dans le fait que l’inégalité de pouvoir, qui n’est pas toujours conceptualisée comme une forme d’asservissement ou comme quelque chose à proscrire (dans les faits, l’aliénation se manifeste souvent dans la rési­gnation ou le déni psychologique), n’en demeure pas moins reconnue de part et d’autre (common knowledge). Il est ironique de constater que, dans le contexte de la mondialisation néolibérale, nous acceptons comme un fait public l’interprétation cynique de la règle d’or, telle que proposée par Richard A. Cash[27] selon qui « who gets the gold, sets the rule ».

Faute d’espace, je ne tenterai pas d’illustrer par des exemples concrets comment s’exercent les relations de domination dans le contexte de la mondialisation économique néolibérale et au sein de certaines institutions internationales telles que le FMI et l’OMC, dont le mode de fonctionnement échappe aux mécanismes régulateurs habituels de la démocratie. Une analyse minimale de l’actualité politique ainsi que de nombreux ouvrages contempo­rains truffés d’études de cas au sujet de la mondialisation suggèrent une corré­lation très nette entre l’inégalité économique et l’inégalité politique du pouvoir de négociation entre les pays[28]. Le pouvoir exercé par le FMI est l’exemple le plus patent des formes de domination qui sont institutionnalisées à l’échelle mondiale. Nul ne peut demeurer insensible au fait que les règles du jeu du crédit international sont, dans les faits, dictées par le FMI, la Banque mondiale et le conseil du trésor américain au nom d’un consensus idéologique néolibéral que Stiglitz appelle le Washington consensus. Dans le contexte d’un schème de coopération sociale qui est désormais mondialisé et sans possibilité d’exit, les pays en voie de développement ou en situation de crise ne peuvent que s’en remettre aux conditions dictées par leurs créanciers. Ils ne peuvent même pas exercer le droit fondamental de contester (idée cardinale de la théorie républi­caine de la démocratie contestatoire selon Pettit[29]) les termes des contrats d’emprunt ou des conventions du commerce international dans la mesure où ils craignent, à juste titre, la sphère d’influence (autre ressource de domination) des élites financières et politiques qui risquent d’amplifier encore davantage la précarité de leur condition d’existence.

D’autre part, et plus brièvement, on peut également montrer que la négociation des conventions de l’OMC porte les marques de l’inégalité[30]. Rappelons simplement que le protectionnisme sans ambages des pays riches de l’OCDE, la politique asymétrique des tarifs douaniers et les pratiques reconnues de concur­rence déloyale en ce qui concerne les subsides agricoles ne sont que quelques-uns des exemples les mieux connus du grand public et qui témoignent des conditions inégales du soi-disant libre échange, lesquelles privilégient les plus puissants et obligent les plus vulnérables à s’ajuster à leur pas de danse. On est en droit de se demander de quelle façon le déséquilibre des pouvoirs a pu affecter les négociations entourant l’accord sur les droits de propriété intellectuelle et commerciale, par exemple. Quel pouvoir de négociation les pays africains avaient-ils pour discuter de la question des brevets pharmaceutiques, des conventions autorisant l’importation parallèle des médicaments génériques et pour faire entendre leur interprétation de la clause d’urgence face à la pandémie du VIH/SIDA? En dépit des efforts de bonne volonté qui ont conduit à la Déclaration de Doha[31], laquelle affirmait avec force et vigueur l’importance de la clause d’urgence (au paragraphe 5:c) et des recommandations faites à l’OMC pour trouver une solution satisfaisante pouvant aider les pays les plus démunis à « recourir de manière effective aux licences obligatoires dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC » (au paragraphe 6), il n’en demeure pas moins que, dans les faits, le régime international des droits de propriété reflète les inégalités politiques et économiques qui caractérisent le déséquilibre de l’ordre mondial. Il faut réaliser à quel point les consé­quences de l’inégalité des pouvoirs de négociation deviennent véritablement catas­tro­phiques lorsque s’y ajoutent les erreurs de gestion, les crises économiques ou politiques, la mauvaise fortune, les désastres naturels ou des tragédies épidé­mio­logiques; car c’est en ces circonstances que se dévoile à nu la vulnérabilité incommensurable à laquelle notre système international condamne les plus démunis.

Conclusion

La responsabilité morale des pays les mieux nantis de la communauté internationale doit-elle dès lors être assimilée à l’obligation de porter assistance à une personne en danger, autrement dit, au devoir du bon samaritain vertueux, ou ne doit-on pas se questionner plus profondément sur les vices structurels engendrés par le système international et qui créent, pour ainsi dire, les conditions d’une possibilité de vulnérabilité? Il faudrait, à mon avis, mieux comprendre les conséquences du colonialisme en tant que figure historique de domination interétatique pour pouvoir analyser de plus près les causes injustes de l’inégalité en relations internationales et déterminer si oui ou non les pays colonisateurs doivent honorer des obligations de compensation pour les torts historiques qu’ils ont causés. Mais il n’est peut-être pas nécessaire d’aborder cette problématique controversée pour les simples besoins de mon argumentation. Car, en effet, les positions avancées jusqu’à présent résistent à l’épreuve de validité suivante: même s’il était possible d’effacer de l’ardoise toute l’histoire des injustices humaines et que, par le biais d’une fiction méthodologique, l’on recommençait l’histoire du monde à partir d’une décennie symbolique inaugurant le processus de mondialisation économique (disons les années soixante-dix marquées par la fin du système de Bretton Woods et la crise du pétrodollar), on pourrait néanmoins montrer avec preuves à l’appui que les inégalités de fait (peu importe qu’elles soient initialement dues ou non à des injustices) déterminent les inégalités de pouvoir et qu’elles sont maintenant exacerbées par le jeu des institutions constitutives d’un schème de coopération sociale foncièrement injuste. De sorte que, suivant une remarque percutante de Pogge, les inégalités qui résultent des conditions actuelles de la mondialisation ne sont pas métaphysiquement ou moralement neutres, comme voudraient le faire croire les chantres du néolibéralisme. Elles sont bel et bien le fruit d’inégalités injustes, des inégalités prévisibles et systémiques comme le dit Nagel[32]. Si notre analyse de la mondialisation économique néolibérale est juste et si nous avons raison d’emprunter à Pettit le cadre conceptuel qui nous conduit à identifier les formes de domination générant une structure d’inégalité injuste entre les parties liées dans un schème de coopération sociale sans possibilité d’exit, alors force est d’admettre que la communauté internationale partage une responsabilité causale face aux condi­tions de vulnérabilité extrême des plus démunis. Cela conforte la thèse selon laquelle le concept de justice globale est tout à fait substantiel et pertinent à l’ère de la globalisation.

Face à la pandémie du VIH/SIDA, comment doit-on maintenant déterminer la nature et la portée des obligations internationales relevant de la justice globale? C’est dans ce contexte de réflexion que s’intègre la question des transferts de ressources (financières et technologiques), et que l’on peut appeler, dans un sens plus restreint, les obligations de justice distributive. Il importe de noter que je ne stipule pas a priori que les obligations de justice globale doivent être exclusivement définies comme des obligations de justice distributive. Une analyse plus approfondie de la question nous conduit à conce­voir le partage équitable et les transferts de ressources comme une des consé­quences nécessaires des devoirs de rectification qui, eux, consistent à compenser pour les inégalités économiques injustes, et à rééquilibrer les pouvoirs en vue de négociations équitables entre les parties au sein des institutions internationales. Cependant, ces questions éminemment importantes et complexes dépassent largement les limites de mon propos qui, dans le cadre de cet article, se limite à une défense purement normative des obligations internationales de justice globale à la lumière d’une étude de cas. L’exemple de la pandémie du VIH-SIDA, nous a permis de mieux conduire notre analyse des paramètres conceptuels de la philosophie politique, que les conditions structurelles contem­poraines de la globalisation nous obligent à repenser.

Par Ryoa Chung : 07-06-2007.